LA TOKENISATION AU SERVICE DE LA PROPRIETE ECONOMIQUE ET DE LA PROPRIETE D’USAGE

« La tokenisation est à la propriété ce que le numérique était au contenu » ! 

Ce constat dressé par le fonds d’investissement londonien Fabric Ventures et rapporté par Antoine Verdon, crypto-entrepreneur et investisseur installé à Zurich, en dit long sur la révolution que s’apprête à connaitre la propriété. 

Depuis plus de 200 ans, notre droit de propriété se refuse à toute évolution laissant les défenseurs de la conception unitaire de la propriété se morfondent dans un environnement poussiéreux fidèle à une conception révolutionnaire, exclusive et absolue.

Bien sûr, au cours de l’histoire, le propriétaire a été contraint de tempérer son pouvoir autoritaire et a fini par concéder quelques entorses à sa toute puissance, en particulier pour préserver ses relations de bon voisinage. La propriété, comme la liberté, s’arrête là où commence celle des autres … 

Mais pour l’essentiel, le propriétaire concentre tous les pouvoirs sur sa chose, transformant sa propriété en un amas de droits enchevêtrés que la fameuse maxime latine aime à classifier en trois attributs: le droit d’user de sa chose, le droit d’en percevoir les fruits et le droit d’en disposer librement.

A de rares occasions, le propriétaire peut organiser son droit de propriété c’est-à-dire le démembrer ! En qualité de propriétaire, que l’on soit une personne physique ou une personne morale, dissocier ses droits de plein-propriétaire entre un usufruit et une nue-propriété peut présenter certains avantages juridiques et parfois même fiscaux. 

Pour autant, le dédoublement de propriété entre une propriété juridique et une propriété économique, à l’image du trust anglo-saxon, n’a jamais trouvé sa place dans notre Code civil; sans doute par crainte de voir les propriétés simultanées de l’Ancien droit ressuscitées !

Mais alors, simple débat doctrinal ou véritable enjeu de société ?

La propriété est cloitrée dans une conception unitaire du droit du propriétaire sur sa chose. Non autorisée par le droit civil à donner une autonomie d’action aux droits économiques et aux droits d’usage qui la composent, elle se retrouve comme pieds et poings liés face aux défis du XXIème siècle. Le défi numérique qui nous invite à réconcilier la propriété avec la possession, le défi économique qui nous oblige à réconcilier la fructification du capital avec un usage respectueux de l’environnement, le défi social, en particulier dans l’entreprise, qui nous impose de réconcilier urgemment l’appropriation des moyens de production avec une gouvernance indépendante et autonome.

Quelques juristes s’obstinent avec talent à faire bouger les lignes en mettant en exergue cette propriété, multiple et diverse, déjà présente dans le code civil français dans le respect du principe de l’unité de la propriété sur lequel veille le Conseil constitutionnel.

C’est le cas de Florence Estienny, qui, à l’occasion de sa thèse de doctorat, met en évidence ce « patrimoine d’affectation » du fiduciaire et qui compare, avec audace, la relation triangulaire entre constituant, fiduciaire et bénéficiaire, à celle organisée par la titrisation entre initiateur, organisme de titrisation et investisseur. Dans ces deux mécanismes, l’un juridique, l’autre financier, la propriété du fiduciaire ou celle du véhicule de titrisation n’est pas une fin en soi mais s’apparente à une simple détention « transitoire » de la propriété juridique au service d’un droit économique et d’un droit d’usage.

Pour autant, le droit civil refuse de partager le réalisme du droit fiscal qui permet d’appréhender la propriété, tantôt sous l’angle juridique, tantôt sous l’angle économique, pour imposer la richesse là où elle se trouve. 

La propriété, en droit civil, ne se partage pas.

On peut se réjouir que pour remédier à cette paralysie ou à cette paresse du droit, la finance fasse preuve d’ingéniosité. Et, après avoir donné corps à une propriété juridique, possiblement dépourvue de sa valeur économique et de sa valeur d’usage grâce à la titrisation, la finance profite de la révolution numérique pour imaginer, grâce à la tokenisation, une autre façon d’être propriétaire.

La « tokenisation » consiste à transformer un actif en jeton numérique, appelé « token ». Le jeton, émis sous la forme d’un « smart contract », c’est-à-dire un programme informatique irrévocable qui exécute un ensemble d’instructions pré-définies, est ensuite échangé sur une blockchain via des plates-formes de marchés numériques. Ces échanges peuvent se faire en crypto-monnaie ou en monnaie « fiat » c’est-à-dire en monnaie classique (euro ou franc suisse par exemple). La blockchain (ou chaine de blocs) est rendue possible grâce une technologie de stockage et de transmission d’informations dite du registre distribué (Distributed Ledger Technologies DLT). Elles peuvent être publiques, c’est-à-dire ouvertes à tous, ou privées avec un accès limité et réservé.

D’apparence, la tokenisation ne serait (que) la version digitale de la titrisation ! Au lieu et place du titre obligataire, le jeton numérique ne serait (que) la contre partie de l’actif tokenisé … 

Mais à regarder de plus près, la tokenisation annonce la révolution !

Une révolution pour les échanges économiques ! 

En digitalisant tous types d’actifs, immobiliers ou mobiliers comme les valeurs mobilières émises par la société de titrisation, la tokenisation va rendre tous les échanges économiques plus faciles, plus rapides, et mieux sécurisés. Avec les « smart contracts », l’automatisation va prendre le pas sur l’analyse et la validation humaine. La force obligatoire des contrats ne sera plus assurée par le droit, mais directement par le code informatique : “code is law”, pour reprendre la célèbre formule de Lawrence Lessig. 

Une révolution pour les financements ! 

En dématérialisant les actifs, la tokenisation va pousser le financement participatif (Crowdfunding) jusqu’à son paroxysme dans l’intérêt bien compris des deux parties: celui de l’acquéreur qui va pouvoir profiter d’une démocratisation de la finance en rendant possible la transformation de la valeur économique d’un actif en « infiniment » petit; celui du vendeur qui va s’enrichir avant même d’avoir vendu grâce à l’augmentation de valeur de son actif par la « prime de liquidité » que la dématérialisation va lui générer automatiquement. Armés de leur « Wallet », acquéreurs et vendeurs vont pouvoir s’échanger tout ou partie de n’importe quel actif, de manière quasi-instantanée, dans la seule limite de leur imagination. 

Mais c’est aussi et surtout une révolution pour la propriété !

Car la tokenisation ne se limitera pas à dématérialiser les actifs. Elle va rendre possible la digitalisation du droit de propriété lui-même. Désormais, en quelques clics, le propriétaire numérique du XXI ème siècle va pouvoir gérer, instantanément et sans intermédiaire, son patrimoine en cédant son actif tokenisé ou en cédant ses droits économiques ou ses droits d’usage sur ce même actif. 

Bien sûr la tokenisation n’a pas vocation à se substituer au droit et les techniciens de la Blockchain aux juristes ! La tokenisation n’est qu’une traduction numérique de droits et d’obligations juridiques existants. Le droit du bail suisse, par exemple, n’a pas attendu la tokenisation pour appréhender juridiquement les conséquences pour le cessionnaire, le bailleur et le locataire de la cession des loyers futurs par le propriétaire de l’immeuble. Mais la simplification des échanges des flux économiques résultant de la dématérialisation des actifs immobiliers va incontestablement rendre usuel ce que le formalisme et le papier rendaient quasi-impossible. 

Dans ce nouveau monde, les titulaires de ces droits d’usage et de ces droits économiques mis au grand jour par la tokenisation trouveront la sécurité légitime qu’ils revendiquent, non pas dans la reconnaissance juridique d’une « propriété d’usage » et d’une « propriété économique » que le droit civil tarde à leur reconnaitre, mais dans la possession inviolable et infalsifiable d’un jeton numérique, dits d’investissement, de paiement ou d’utilité, auxquels un droit d’usage ou un droit économique sera associé. 

Codée par un jeton numérique, l’imagination pourra ainsi s’exprimer pleinement et transcender, sur le marché secondaire des capitaux, les usuelles classifications juridiques propres à chaque valeur mobilière telles que les actions, les bons de participation, les bons de jouissance ou les obligations. En Suisse, pour laisser le temps au droit financier de s’adapter, l’autorité indépendante de surveillance des marchés financiers (FINMA) a indiqué procéder à un test économique plutôt que juridique pour identifier ces nouveaux jetons d’investissement qui donnent à leurs détenteurs le droit de percevoir  « des parts des revenus futurs d’une entreprise ou des flux de capitaux futurs ».

Le pragmatisme suisse, modèle de gouvernance, est à la manoeuvre.

A n’en pas douter, la tokenisation des droits de la propriété est la consécration numérique du réalisme juridique, initié par John Commons et réhabilité par Elinor Ostrom (prix Nobel d’économie en 2009) pour re-penser la gouvernance des communs confrontés à l’urgence climatique. Un droit de propriété où la dissociation de ses attributs ne se limitera plus à un démembrement issu du droit Romain mais à un faisceau de droits (Bundle of Rights) digitalisés grâce à la révolution numérique du XXI ème siècle.

Ainsi, le bon père de famille trouvera dans la tokenisation les moyens techniques de répartir entre ses enfants son patrimoine constitué de droits économiques et de droits d’usage sur un seul ou plusieurs actifs. Le chef d’entreprise profitera de la tokenisation pour se refinancer sans augmenter son capital ou sa dette. Le salarié se sécurisera par la tokenisation en investissant dans les actifs économiques de son entreprise pour s’assurer un revenu en cas de licenciement et une retraite. Même les collectivités publiques pourront user de la tokenisation pour céder la valeur économique de leurs infrastructures rentables (autoroutes ou aéroports …) pour se générer de la liquidité tout en maintenant leur gouvernance au service de l’intérêt général, par une gestion publique ou une concession d’usage à un exploitant privé.

Dans ce nouveau monde dont on peine encore à mesurer le caractère disruptif, la Suisse avance à pas de géant et semble progressivement distancer toutes les places financières européennes voire mondiales. La Confédération a pris très tôt le virage de la Blockchain et le Parlement fédéral a approuvé le 25 septembre 2020 à l’unanimité une loi adaptant le droit fédéral au développement de la technologie des registres électroniques distribués.

Grâce à la tokenisation, la finance helvétique est sur le point de réussir sa conversion et son pari: celui de démontrer à qui pouvait en douter que, portée par une volonté politique, la finance est prête à se donner toute entière pour la réussite économique et sociale de son pays.

Jean-Philippe Clavel

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