LE « DEMANTELEMENT DE PROPRIETE » AU SERVICE DE L’ECONOMIE DE LA FONCTIONNALITE

Le Ministère de la transition écologique et solidaire porte au plus haut sommet de l’Etat la voix d’un renouveau économique permettant de concilier « utilité sociale, solidarités, performance économique et gouvernance démocratique ». 

Comme lui, nombre de particuliers, d’entreprises privées et publiques, de politiques  et de collectivités, sont convaincus qu’une transition vers une nouvelle « économie verte », dite « économie circulaire », permettra à nos sociétés modernes de réconcilier la croissance avec l’environnement. Plusieurs s’efforcent déjà de la mettre en oeuvre.

Et dans cette chrysalide sociétale, l’économie de la fonctionnalité qui privilégie la fonctionnalité à la propriété des choses et des biens occupe une place essentielle.

Mais qu’est ce que l’économie de la fonctionnalité ?

L’économie de la fonctionnalité consiste à substituer « la vente de l’usage d’un bien à la vente du bien lui-même». La commercialisation par la manufacture française Michelin non pas des pneumatiques mais des kilomètres parcourus; la vente de la lumière par l’entreprise Clarlight plutôt que des équipements d’éclairage; la reproduction des documents avec paiement « à la copie » de la société Xerox plutôt que la vente de photocopieuses; autant d’exemples concrets qui illustrent la possible rupture avec notre traditionnelle économie linéaire: « extraire, fabriquer, consommer et jeter ».

Ainsi, par la mutualisation des ressources naturelles, en particulier celles qui ne sont pas renouvelables, l’économie de la fonctionnalité nous invite à changer de modèle économique; un modèle non plus fondé sur la vente de la propriété individuelle des biens mais sur la vente de leurs usages, dans lequel producteurs et bénéficiaires s’accordent sur leur performance et leur valeur monétaire.

On ne peut qu’être séduit par cette nouvelle économie qui, par la mise en évidence de simples usages, laisse imaginer de multiples et diverses opportunités. Mais si l’on veut que le droit contribue à son essor et participe à l’élaboration d’un cadre contractuel dans lequel la « performance d’usage » trouve sa place, il conviendrait de cesser d’opposer juridiquement l’usage à la propriété !

Certes, l’usage n’est pas réservé au propriétaire. Le simple locataire fait effectivement usage du bien qu’il occupe. 

Mais le droit d’usage, c’est à dire le droit de se servir ou de ne pas se servir de son bien, est un élément constitutif du droit de propriété. Et avec le droit de jouir de sa chose, c’est à dire d’en percevoir les fruits, et le droit d’en disposer librement, le droit d’usage participe à la définition même du droit de propriété.

Il est vrai que ce droit d’usage a néanmoins du mal à se frayer une existence au sein de notre droit privé. Il reste enfermé depuis plus de 200 ans dans une conception révolutionnaire du droit de propriété qui confère à son détenteur, initialement pour le libérer et le protéger de l’autorité de l’Etat féodal, un droit de propriété exclusif et absolu, au sein duquel chaque prérogative s’entremêle sans que chacune ne puisse revendiquer une existence propre et une autonomie d’action.

Certes, en distinguant l’usufruitier du nu-propriétaire, le Code civil autorise que ces attributs de la propriété ne soient pas toujours détenus en une seule main; l’usufruitier se voyant octroyer le droit d’user (l’usus) et de jouir de la chose (le fructus) et le nu-propriétaire le droit d’en disposer librement (l’abusus). 

Mais ce n’est que dans de rares situations que le Code civil reconnait au droit d’usage une existence juridique propre, sans fructus et sans abusus. Tel est le cas, par exemple, dans le domaine immobilier, où le propriétaire d’un bien pourra transmettre un seul droit d’usage et d’habitation sur son logement. Mais dans pareille exception, le droit s’empresse de neutraliser son détenteur en lui interdisant de pouvoir transmettre, à son tour, son droit d’usage, à titre onéreux ou même à titre gratuit, au motif qu’il lui est « personnel ».

Ainsi, sous le poids d’un droit d’usage économique quasi-dépourvu d’autorité juridique, l’économie de la fonctionnalité peine à imaginer d’autres relations contractuelles que celles des propriétaires avec leurs utilisateurs directs et l’essor d’une nouvelle économie verte s’en voit fortement pénalisé.

C’est pourquoi, comme le « démantèlement de propriété » nous y invite, il pourrait être opportun d’imaginer, au sein de la pleine propriété, une propriété d’usage et une propriété économique, dont chacune d’elles serait régie, dans sa valeur comme dans sa gouvernance, par la liberté contractuelle.

Le propriétaire de l’usage serait détenteur du droit de se servir ou de ne pas se servir de sa chose (usus).

Le propriétaire économique serait détenteur du droit de jouir de la chose, c’est à dire d’en percevoir les fruits (fructus), en l’espèce, le revenu payé par le propriétaire de l’usage en contre partie de son investissement. 

Ensemble, le propriétaire économique et le propriétaire de l’usage détermineraient librement et contractuellement les conditions dans lesquelles chacun pourrait disposer de sa propriété (abusus). Ils conviendraient ainsi ensemble de la valorisation de la propriété de l’usage et de la propriété économique, des conditions d’exercice de la propriété d’usage et de la propriété économique, des conditions à respecter par les parties à l’occasion de la mutation à titre gratuit ou à titre onéreux de la propriété d’usage ou de la propriété économique par leur propriétaire, du prix à payer par le propriétaire de l’usage au propriétaire économique, des conséquences en cas de non paiement du prix par le propriétaire d’usage, des garanties offertes etc …

Cette propriété d’usage mise au service de l’écologie trouverait facilement sa place dans notre système d’échanges marchands. Elle serait l’objet de nouvelles relations économiques, privilégiant une croissance verte, dans le respect de la liberté individuelle, de la propriété et de l’économie de marché.

Sans véritablement constituer une propriété d’usage, certaines notions juridiques déjà présentes dans notre droit actuel tendent à démontrer toute la pertinence de ce « démantèlement de propriété » et toute son utilité.

C’est notamment le cas, dans le droit commercial français, avec la « propriété commerciale » reconnue au locataire pour le sécuriser dans l’exploitation de son affaire. On peut considérer sans faire preuve d’une trop grande imagination que le locataire d’un bail commercial, d’une certaine façon, se voit reconnaitre une sorte de propriété d’usage embryonnaire qui lui confère le droit au renouvellement de son bail et/ou une confortable indemnité d’éviction.

Tel est également le cas avec le locataire, dans le cadre du bail à construction français, qui s’engage à construire, réhabiliter ou améliorer les édifices sur le terrain du propriétaire-bailleur. Par son engagement à les conserver en bon état, ainsi qu’à supporter l’intégralité des charges et des réparations sur toute la durée du bail, le locataire est propriétaire des immeubles pendant toute cette période; ce qui l’apparente, de fait, à un propriétaire d’usage.  

Même l’introduction de la fiducie en droit français, sur le modèle du Trust anglo-saxon, pose les jalons d’une reconnaissance d’une propriété d’usage attribuée au fiduciaire en charge de la gestion des biens d’un tiers bénéficiaire.

Il nous faut donc désormais aller plus loin et oser reconnaitre par cette propriété d’usage une certaine unité à ces artifices juridiques répartis dans les différents droits de manière éparse.

Curieusement, cette propriété d’usage, pour servir une économie de la fonctionnalité résolument moderne, nous plonge dans le passé de l’ancien droit et nous fait découvrir ou re-découvrir ces temps anciens où certaines institutions orchestraient des droits de nature différente (saisine, double domaine) aujourd’hui disparues, ou d’autres comme les « consortages d’alpages valaisans », issus des corporations paysannes du Moyen Âge utilisés pour gérer collectivement l’utilisation des biens communs comme l’eau, la forêt ou les pâturages alpins et que la loi d’application du Code civil suisse du 24 mars 1998 a inscrit dans le droit positif cantonal.

En ce sens, pour sauver la planète, le « démantèlement de propriété » sonnerait le temps de la synthèse et de la conciliation entre les anciens et les modernes.

Ce « démantèlement de propriété » pourrait s’appliquer à tous les biens (meubles et immeubles) et à tous les services.

Ainsi, pourrait-on imaginer un ou plusieurs particuliers, inquiets à l’idée de voir un terrain constructible, promis à un promoteur immobilier pour la construction d’un immeuble d’habitation.

Pour sauvegarder cet espace vert, ces particuliers procèderaient à l’acquisition de la pleine-propriété du terrain, avant de céder à un agriculteur leur propriété d’usage.

En qualité de propriétaire de l’usage de ce terrain, l’agriculteur le cultiverait comme si il en était pleinement propriétaire.

En qualité de propriétaire de l’usage de ce terrain, l’agriculteur assurerait seul la responsabilité juridique, règlementaire et fiscale, de sa propriété. 

En qualité de propriétaire de l’usage, l’agriculteur verserait un revenu, librement déterminé par les parties, aux propriétaires économiques.

De leur côté, les propriétaires économiques, dépourvus des responsabilités de la pleine-propriété qui resteraient à la charge du propriétaire de l’usage, se verraient octroyer le seul droit de percevoir et de se partager le revenu de leur propriété.

Cette propriété d’usage, comme la propriété économique, pourrait à son tour être partagée entre plusieurs utilisateurs, tous considérés comme propriétaire.

Pour reprendre notre exemple, on pourrait imaginer que pour des raisons financières ou par simple convenance personnelle, notre agriculteur décide de partager sa propriété d’usage avec un autre agriculteur. Le partage de cette propriété d’usage pourrait se faire totalement librement. Par exemple, par un partage de la propriété d’usage du terrain sur deux parcelles ou par un partage de la propriété d’usage du terrain selon les saisons. Les conditions d’utilisation de chaque propriété d’usage seraient librement et contractuellement prévues par les parties, entre propriétaires d’usages, mais aussi entre propriétaires d’usages et propriétaires économiques.

A certains égards, le « démantèlement de propriété » pourrait s’apparenter à une location longue durée. Pour autant, deux différences essentielles doivent être relevées pour comprendre l’intérêt de la propriété d’usage appliquée à l’économie de la fonctionnalité.

D’une part, contrairement au locataire, le propriétaire de l’usage, comme le propriétaire économique, serait autorisé à transmettre sa propre propriété, à titre gratuit ou à titre onéreux. La multiplication de ces mutations serait ainsi créatrice de valeur économique. 

On pourrait même imaginer que dans certaines circonstances, le propriétaire de l’usage améliore la chose et contribue à l’augmentation de sa valeur. Dans ce cas, le détenteur de la propriété d’usage pourrait céder sa propriété à un prix supérieur auquel il l’aurait lui même acquise. 

Dans notre exemple, le propriétaire de l’usage du terrain pourrait, après son acquisition, l’agrémenter de plantations qui augmenterait ainsi la valeur de sa propriété. 

D’autre part, contrairement au locataire, le détenteur de la propriété d’usage serait totalement sécurisé dans l’exercice de sa gouvernance puisqu’il en serait propriétaire. Juridiquement, cette possession ne serait donc pas considérée comme précaire, c’est à dire temporaire, comme celle du locataire, de l’usufruitier, du dépositaire ou de l’emprunteur.

Si le propriétaire de l’usage du terrain honore sa dette qui le lie aux propriétaires économiques, personne ne pourrait venir mettre un terme à son utilisation ou s’immiscer dans son exploitation. Le propriétaire exploitant pourrait ainsi investir dans sa propriété sans craindre qu’elle lui soit un jour reprise.

Cette totale indépendance du propriétaire de l’usage dans son pouvoir de gestion serait particulièrement utile appliquée au monde de l’entreprise .

En effet, aujourd’hui, l’actionnaire d’une entreprise se comporte comme un propriétaire de l’entreprise. En détenant une part majoritaire du capital, il impose indirectement ses choix lors des assemblées générales annuelles aux gérants ou membres du Conseil d’administration. D’une certaine façon, l’actionnaire détient la propriété économique de l’entreprise, ainsi que la propriété d’usage par sa main mise sur la gouvernance.  

Dans le cadre du « démantèlement de propriété », c’est toute l’organisation « capitaliste » de l’entreprise qui se trouverait modifiée. Avec une propriété d’usage mise entre les mains des organes de gestion de l’entreprise et une propriété économique placée entre les mains des investisseurs, le capital (au sens économique) resterait au service du travail (la gouvernance) sans pouvoir s’immiscer dans une gouvernance soucieuse de concilier la rentabilité avec l’écologie.

Le financement de cette propriété d’usage par le propriétaire économique participerait aussi à cette révolution économique car l’appropriation privée ne serait plus « réservée » à ceux qui ont les moyens de se financer ou de s’endetter. 

Le « démantèlement de propriété » permettrait à ceux qui ont « simplement » une compétence, un savoir-faire, une conviction ou un projet économique rentable, de trouver auprès du propriétaire économique les moyens de leurs ambitions. La encore cela permettrait de multiplier les chances de succès des initiatives individuelles ou collectives créatrices de richesse et soucieuses de préserver l’environnement.

Certes, le prix payé au propriétaire économique pourrait s’apparenter à un intérêt dû à un prêteur de deniers. En ce sens, le versement du revenu au propriétaire économique resterait une épée de Damocles sur la tête du propriétaire de l’usage.

Mais reconnaissons que les banques font souvent preuve d’une extrême prudence en l’absence de garanties suffisantes. Le « démantèlement de propriété » pourrait ainsi contribuer à la mise en oeuvre de financements alternatifs ou complémentaires pour financer des projets grâce à l’attribution au « prêteur » de la propriété économique.

On peut également noter que la propriété d’usage conférerait à son détenteur un statut de propriétaire qui lui autoriserait une gestion de sa propriété dans des conditions financières qui lui permettent de percevoir un revenu pour couvrir le prix à payer au propriétaire économique.

Ainsi, parallèlement à la pleine-propriété et au démembrement de propriété, le « démantèlement de propriété » ouvrirait une troisième voie, au sein de laquelle, la propriété de l’usage se partagerait avec la propriété économique une autre façon d’appréhender les biens et les choses.

Une appropriation respectueuse des usages, sur lesquels l’économie de la fonctionnalité a placé tous ses espoirs pour concilier croissance et écologie.

Dans le respect de la propriété qui « s’inscrit dans nos sociétés occidentales, comme le grand paradigme du lien qu’entretiennent les personnes avec les choses », la propriété d’usage pourrait trouver sa place et participer à cette révolution économique et écologique.

Le droit doit aussi savoir innover pour ne pas décevoir.

Jean-Philippe CLAVEL 

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