LA TITRISATION UN MODELE DE GOUVERNANCE AU SERVICE DE L’ESPRIT COOPERATIF

Une coopérative se définit comme « une association autonome de personnes volontairement réunies pour satisfaire leurs aspirations, et besoins économiques, sociaux et culturels communs au moyen d’une entreprise dont la propriété est collective et où le pouvoir est exercé démocratiquement » (OIT 2002). Plus qu’une forme d’entité juridique, la coopérative apparait ainsi comme un mode de gouvernance susceptible de répondre de manière durable au développement économique, à la protection de l’environnement et à l’équité sociale. 

Dans un de leurs rapports dédié au développement durable, l’Alliance Coopérative Internationale (ACI) et l’Organisation Internationale du Travail (OIT) ont mis en évidence l’action de multiples coopératives réparties à travers le monde qui contribuent à la réduction de la pauvreté, à l’égalité entre les sexes, à l’éducation, à la santé, à la sécurité alimentaire, à l’accès à l’eau et à l’assainissement, à l’énergie durable, à la création d’emploi au coeur d’une croissance équitable et à une gestion des ressources naturelles. Toujours selon ces organisations internationales, la coopérative permettrait même de mieux résister aux crises économiques, en stabilisant et sécurisant les systèmes financiers, grâce à une appropriation collective du capital permettant à chacun de décider démocratiquement et en toute transparence de l’usage qui en est fait. Dans cette quête d’équité économique et de justice sociale qui semblent guider désormais nos sociétés modernes soucieuses d’évoluer vers un capitalisme responsable, la coopérative pourrait à l’évidence montrer l’exemple et devenir un modèle de gouvernance pour les entreprises du monde d’après. 

En Suisse, la société coopérative, définit par le Code des obligations commerciales, a pris un véritable essor et séduit de plus en plus d’acteurs économiques dans des domaines aussi variés que l’habitation, l’agriculture, l’assurance et même la finance. Avec son principe démocratique d’un vote par membre; avec l’implication commune et partagée de ses membres dans un projet entrepreneurial; avec son organisation égalitaire « quasi-horizontale » de l’entreprise dans laquelle tous les salariés ont vocation à être associés, l’esprit coopératif semble avoir trouvé dans le pragmatisme suisse le terreau nécessaire à sa prospérité. 

Pour autant, dans certains domaines d’activités comme celui de l’habitation et du logement, on est en droit de se demander si l’enthousiasme suscité par ce modèle économique survivrait sans aides financières et assistance de l’Etat. La coopérative, jugée d’intérêt public, bénéficie en effet d’un arsenal de mesures avantageuses et incitatrices, à faire pâlir d’envie n’importe quel actionnaire et sans lesquelles la mayonnaise entrepreneuriale, censée être le fruit d’un doux mélange du capital et du travail, aurait peut-être beaucoup plus de mal à prendre, confrontée à la dure réalité du prix du foncier et des coûts de construction. Une aide et une assistance qui s’exprime davantage encore dans d’autre pays, comme en France par exemple, où le législateur n’hésite pas à octroyer aux coopératives d’importants avantages fiscaux. Ainsi, si les bénéfices sont affectés pour moitié aux salariés et pour autre moitié mis en réserve, alors la coopérative sera exonérée à la fois de cotisation foncière et d’impôt sur les sociétés. Même les participations salariales sont non imposables à l’impôt sur le revenu et exemptées de charges sociales si elles sont bloquées pendant 5 ans. Avec un tel confort fiscal, la coopérative semble un peu déconnectée des réalités économiques ! 

C’est pourquoi, si l’on veut faire de l’esprit coopératif un véritable modèle de gouvernance pour l’entreprise du XXI ème siècle, il parait essentiel de ne plus considérer la coopérative comme un espace de vie et de travail « hors marché ». La gouvernance égalitaire et transparente qu’elle promeut doit pouvoir trouver sa place dans un monde capitaliste où le capital reste le nerf de la guerre. 

Pour ce faire, il nous faut résoudre deux difficultés majeures: 

La première est que cette gouvernance égalitaire, orchestrée sur le principe « d’un Homme, une voix », crée souvent des tensions au sein de la gouvernance entre associés. Bien sûr ces tensions ne résultent pas d’une remise en cause du principe démocratique auquel tout sociétaire reste très attaché mais du fait que cette égalité en terme de gouvernance se fait sur le dos de l’égalité économique de ses membres. En effet, pour sortir de l’emprise du capital et de sa vision exclusivement financière, la coopérative confie tous les pouvoirs à une gouvernance collective des sociétaires, quel que soit le montant de leur apport. C’est ce déséquilibre économique qui peut être compris comme une injustice car celui qui contribue plus que les autres est traité comme un mécène qui place son capital au service d’un projet collectif dont il n’aura même pas la maîtrise. En réalité, pour préserver la gouvernance égalitaire de l’égoïsme capitaliste, la coopérative sacrifie le capital en lui ôtant, sans le sécuriser, tout pouvoir de décision. 

La seconde difficulté est que le capital, sans lequel aucun projet économique ne peut voir le jour, n’a pas vocation à fructifier. Dans le meilleur des cas, il sera récupéré sans plus-value par son propriétaire. En ce sens, la mise de fonds des sociétaires apparait davantage comme un prêt, parfois rémunéré, que comme un apport en capital que l’on peut librement céder contre rémunération. A l’évidence, l’idée selon laquelle le capital devrait être récupéré sans possibilité de plus-value limite inéluctablement le nombre de prétendant à l’investissement. Ainsi, après avoir ôté au capital tout pouvoir de décision, voilà que la coopérative lui interdit également quasiment tout droit à rémunération. 

Confrontées à ces difficultés, les coopératives doivent donc faire face à un cruel dilemme pour défendre et porter leur idéal social et démocratique: accepter l’idée de n’exister que grâce aux aides de l’Etat ou tenter de construire un projet commun avec toutes celles et tous ceux qui ne se sont pas assez enrichis pour pouvoir le réaliser seuls. Dans la première hypothèse, l’esprit coopératif risque d’apparaitre aux yeux du grand public comme un « service public » orchestré par des acteurs privés soucieux de contribuer au « bien commun » et dans la seconde comme une belle et généreuse idée qui peut ne jamais voir le jour par manque de moyens. Faut-il alors en conclure que nous devons nécessairement faire un choix entre la sécurisation du capital ou la sécurisation de la gouvernance ? Faut-il obligatoirement opter pour une société de capitaux type SA, SARL ou SAS pour sécuriser le capital qui pourra ainsi faire sa loi en imposant sa vision financière à sa gouvernance et au contraire choisir la coopérative, voire la commandite, pour sécuriser une gouvernance qui jouira d’un blanc seing pour dépenser à sa guise un capital qui ne lui appartient pas ? A cette question aux enjeux à la fois juridiques, sociaux, économiques et politiques, la titrisation nous permet, fort heureusement, de répondre par la négative et de proposer une alternative en venant bousculer la notion de propriété.

La Titrisation est une technique financière qui consiste transférer à des investisseurs des actifs financiers tels que des créances, en les transformant, par le passage à travers une société ad-hoc, en titres financiers émis sur le marché des capitaux (Wikipédia). 

La société ad-hoc est donc bien le propriétaire juridique de l’actif titrisé mais dans cette relation tripartie, comme dans celle de la fiducie, la propriété fait preuve d’originalité ! 

La première originalité est que la propriété juridique est utilisée uniquement à des fins de garantie. Cette propriété de l’organisme de titrisation, comme celle du fiduciaire, n’est donc pas celle du droit civil qui confère à son propriétaire un droit exclusif et absolu sur sa chose mais une propriété « désintéressée » comprise comme un simple droit de détention pour sécuriser l’existence même de l’actif. 

La seconde originalité est que cette propriété n’est pas financée par son propriétaire juridique mais par un investisseur qui souscrit à l’émission d’un titre obligataire (une obligation). Mais contrairement aux emprunts obligataires classiques, il ne s’agit pas d’un simple prêt. Il s’agit d’un investissement et donc d’une véritable appropriation juridique d’une obligation dont le sous-jacent porte sur un actif. L’investisseur obligataire est donc sécurisé par la maitrise « économique » de son actif sans pour autant être autorisé à s’immiscer dans la gouvernance de sa propriété. Peut-être l’émergence d’une « propriété économique » ? 

La troisième originalité est que cette propriété n’est pas gérée par son propriétaire juridique mais par un tiers. Ceci pour éviter tout risque de faillite de la société ou de saisie de ses actifs par des créanciers. Ce tiers exploitant est donc libéré des contraintes et des risques du financement. Sans être contraint d’ouvrir son capital, il est mis à l’abri des risques de dilution et de perte de contrôle de sa société. Sans être contraint de devoir s’endetter, il est mis à l’abri des difficultés du remboursement. L’exploitant est donc sécurisé dans son travail, c’est-à-dire sa gouvernance, et libre dans son exploitation. Peut-être le retour d’une « propriété d’usage » ? 

Mise à disposition de l’esprit coopératif, cette relation tripartite permettrait donc d’appréhender la société propriétaire des actifs, dont la coopérative serait l’actionnaire, non pas comme une société commune au sein de laquelle chaque investisseur est un utilisateur et chaque utilisateur un investisseur, tous condamnées à s’entendre pour réaliser ensemble un projet commun mais une sorte d’association entre investisseurs et utilisateurs possédant chacun, sur un même ouvrage des droits de nature différents: pour les uns, en qualité d’investisseurs obligataires, le droit d’en percevoir un revenu; pour les autres, en qualité d’utilisateur, le droit d’en user. Sans identité d’objet, sans identité de droits, il ne saurait y avoir confusion ou contradiction dans la gouvernance. La première difficulté propre aux sociétés coopératives serait ainsi résolue. 

Mais la seconde le serait aussi car les investisseurs, usagers ou non usagers, resteraient libres de pouvoir céder leur investissement, c’est-à-dire leur titre obligataire, sans aucune limite, ni dans le temps, ni dans leur montant. La seule limite serait la loi de l’offre et de la demande. Cette liberté ne saurait pour autant entrer en contradiction avec l’esprit coopératif car le rendement serait généré par l’usage de l’actif titrisé (par exemple pour une coopérative d’habitation, la mise en location d’un logement à loyer modéré) sur lequel l’investisseur, une fois le rendement convenu de son obligation perçu, n’aurait plus son mot à dire. Les investisseurs pourraient ainsi être beaucoup plus nombreux à céder aux chants des coopératives, séduits par l’idée de mettre leur capital, en toute sécurité, au service de la solidarité, sans autre contrainte que celle de ne pouvoir s’immiscer dans la gouvernance. Libérée des contraintes du financement, la coopérative aura toute liberté pour appliquer une gouvernance collective, transparente et égalitaire, à son projet commun. Une gestion plurielle entre usagers qui pourrait même associer des propriétaires sur le modèle des consortages d’alpage valaisans. Un statut juridique appliqué aux corporations paysannes du Moyen âge, utilisé pour gérer collectivement l’utilisation des biens communs comme l’eau, la forêt ou les pâturages alpins et que la loi d’application du code civil suisse du 24 mars 1998 a inscrit dans le droit positif cantonal. 

Mais la titrisation, mise plus particulièrement au service des coopératives d’habitation, pourrait avoir l’audace de ne pas se contenter de préserver une gouvernance égalitaire grâce à une liberté économique retrouvée. Elle pourrait aussi faciliter l’accès à la propriété aux moins fortunés. 

L’accès à la propriété est une préoccupation majeure en Suisse, comme dans beaucoup d’autres pays, car le foncier constructible se raréfie et se vend désormais à prix d’or. Pendant que la France, par l’intermédiaire du député Jean-Paul Laglaize, semble découvrir les avantages du droit de superficie helvétique (DDP) pour soustraire du prix logement le prix du foncier, la Suisse, à l’initiative du MCG et du PLR réfléchit à des solutions pour permettre aux locataires d’acquérir leur logement à des conditions raisonnables. 

Grâce à la titrisation, les coopératives d’habitation pourraient elles aussi faire entendre leur voix en proposant une solution innovante: puisque la titrisation permet de faire financer le foncier et le coût de construction des logements par des investisseurs obligataires (privés et/ou publics), la coopérative, en qualité de propriétaire juridique, pourrait parfaitement céder à ses occupants un droit d’usage et d’habitation (DUH) ou un droit d’usufruit sur leur logement. Juridiquement, le titulaire d’un droit d’habitation ou d’usufruit est propriétaire de son logement. Il détient un droit réel sur sa chose. Mais sa propriété n’est pas pleine et entière. Le propriétaire d’un droit d’habitation verra son droit limité à un simple usage (l’« usus ») alors que le propriétaire d’un usufruit sera également autorisé à en percevoir les fruits (le « fructus »). Concrètement l’usufruitier pourra occuper son logement ou le louer à un tiers pour en percevoir le loyer. C’est la raison pour laquelle la valeur de ce droit d’habitation est bien souvent inférieure à celle d’un usufruit. Mais dans les deux cas l’occupant pourra être sécurisé par la propriété de son logement sans devoir être contraint de financer la pleine-propriété. A l’extinction du droit d’usage et d’habitation, comme du droit d’usufruit, la propriété sera remembrée et la coopérative retrouvera la pleine-propriété. Elle pourra alors céder à nouveau un droit d’habitation ou un droit d’usufruit à un autre propriétaire et poursuivre ainsi son oeuvre. 

Nul doute que cette structuration pourrait non seulement séduire les coopératives d’habitation mais aussi toutes les collectivités publiques, suisses ou françaises, qui souhaitent faciliter l’accès à la propriété à leurs administrés les moins fortunés. En définissant la propriété des actifs titrisés, non plus par rapport à leur titularité (c’est-à-dire à qui appartient l’actif ?) mais par rapport à leur fonctionnalité (c’est-à-dire à quoi sert l’actif ?), la titrisation ouvre la voie de partenariats innovants au service d’intérêts privés mais aussi d’intérêts collectifs. Une propriété plurielle pour répondre aux besoins de sécurité du plus grand nombre. 

Ainsi, dissocier le financement des actifs de leur gouvernance semble bien être la solution pour corriger les dérives de notre capitalisme financier dans lequel le capital, en propriétaire, s’est approprié tous les pouvoirs de la gouvernance. Mais cette dissociation ne doit se faire ni au détriment du capital, ni au détriment de la gouvernance. L’originalité de la titrisation est qu’elle vient sécuriser l’utilisateur et l’investisseur en les appréhendant comme des « propriétaires d’usage » et des « propriétaires économiques »; ce qu’ils ne sont pas juridiquement puisque notre Code civil ne reconnaît qu’une propriété juridique, exclusive et absolue, par laquelle le propriétaire concentre tous ses pouvoirs (« usus, fructus et abusus ») en une seule main. 

Nos élus, français, suisses et idéalement européens, devraient prêter une oreille attentive à ces solutions que les praticiens du droit, avec la fiducie, et de la finance, avec la titrisation, mettent en oeuvre. 

Qui sait ! Cela pourrait peut-être leur donner des idées ? 
Jean-Philippe CLAVEL

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